Article co-écrit avec Sophie Eustache, pour Acrimed, mai 2021
Le collectif La Friche ((Il se définit comme un « collectif roubaisien de quatre journalistes indépendants : Lucas Roxo, Flora Beillouin, Sheerazad Chekaik, Julien Pitinome. Fortement imprégné par l’éducation populaire, le collectif organise des ateliers et des formations d’éducation aux médias et à l’information auprès de publics habituellement éloignés des canaux traditionnels de diffusion de l’information. Il met en avant l’importance des pratiques collectives et considère, à contre-courant de la pensée médiatique traditionnelle, qu’il faut donner la parole à tout le monde ».)) et EDUmédia ((« Collectif réunissant des chercheuses du laboratoire GERiiC0 (pôle de recherche à vocation internationale en Sciences de l’information et de la communication de la Région Nord Pas-de-Calais), il a pour but de promouvoir l’éducation aux médias, à l’information et aux images principalement en région Hauts-de-France. »)) ont publié aux éditions du Commun le 12 mars 2021 un « Petit manuel critique d’éducation aux médias », sous-titré « Pour une déconstruction des représentations médiatiques ». Soulignons que, outre une approche critique de l’éducation aux médias, l’ouvrage rapporte des initiatives concrètes ayant vu le jour bien avant que la puissance publique ou les médias traditionnels ne se préoccupent de la question.
Dans un contexte politique post-attentat, où l’éducation aux médias a été érigée en moyen de lutte contre la radicalisation par les pouvoirs publics ((On retrouve ainsi des dispositions relatives à l’éducation aux médias dans la loi contre les fake news et dans le « Plan national de prévention de la radicalisation » du 23 février 2018.)), ce « Petit manuel critique d’éducation aux médias » défend une éducation aux médias émancipatrice et populaire, et pose l’EMI comme question politique : « La nécessité de développer l’éducation aux médias et à l’information (EMI) fait aujourd’hui consensus, spécialement lorsqu’on l’envisage à destination des jeunes. Pourtant, cette unanimité masque des disparités réelles tant dans les objectifs assignés à l’EMI, qu’au niveau des dispositifs, pratiques et postures pédagogiques qui conditionnent sa mise en œuvre. L’EMI peut en effet aussi bien se penser et se pratiquer au prisme de l’émancipation qu’à celui de ce que nous pouvons nommer la « normalisation » », écrit la chercheuse Amandine Kervella, qui signe le chapitre « Éducation aux médias : faire face aux risques de récupération ».
L’EMI : un enjeu de lutte
En proposant des alternatives à l’éducation aux médias portée par les pouvoirs publics et certains grands médias, comme InterClass’, ce petit manuel rappelle que la définition de l’éducation aux médias est un enjeu de lutte :
L’éducation aux médias et à l’information dépasse son rôle institutionnel de lutte contre la désinformation et n’est pas l’apanage des médias traditionnels, des journalistes et des écoles de journalisme. La pratique de l’EMI doit considérer le travail mené par les acteurs et actrices qui l’exercent depuis de nombreuses années : les structures d’éducation populaire, les associations de quartiers, les médias de proximité, les enseignants, au premier rang desquels les professeur·e·s-documentalistes, etc. Pour notre part, nous la pensons avec les lunettes de l’éducation populaire, ce qui nous conduit à l’envisager comme la construction d’une lecture critique de la société et de ses représentations médiatiques, au-delà d’une simple lecture du monde via le prisme des médias. Se rattacher à ce champ pédagogique et politique, c’est assumer que l’éducation aux médias et à l’information n’est pas neutre.
Parce que l’EMI « possède une définition large et mouvante » tout en étant « devenue un élément central du discours institutionnel », il importe d’arguer en faveur d’une éducation « critique », comme nous l’appelions de nos vœux ((Lire notamment sur notre site « Pour une éducation critique aux médias » et « « L’éducation aux médias et à l’information », un objet à inventer ».)), qui puisse inclure des dimensions d’analyse critique des discours établis, et en particulier ceux des médias dominants. C’est en substance ce que propose en introduction le Manifeste de La Friche et d’EDUmédia, lorsqu’il invite les acteurs de l’éducation aux médias à « initier une réflexion commune afin d’interroger ensemble nos actions, nos postures, nos pédagogies et nos relations avec les institutions ». Le tout sur la base d’une réflexion que nous partageons :
Cherche-t-on à en faire [de l’éducation aux médias, ndlr] une pratique émancipatrice ou vise-t-on à raccrocher les citoyen·ne·s à une lecture dite républicaine des médias traditionnels ?
L’ouvrage, qui s’adresse aussi bien aux journalistes qu’aux enseignants et aux militants de l’éducation populaire amenés à animer des ateliers d’EMI, alterne travaux scientifiques et retours d’expérience, autour de plusieurs chapitres : « Des médias alternatifs à l’éducation aux médias » ; « La pédagogie par le faire : remède à la verticalité ? » ; « L’impact du numérique : nouvelles perspectives, nouvelles craintes » ; « Éducation aux médias : faire face au risque de la récupération » ; « Quand les invisibles se réapproprient la parole médiatique ». L’ouvrage est également ponctué de malicieuses « anti-boîtes à outils », pensées comme des « tentative[s] de réponse humoristique aux demandes régulières de « boîtes à outils clés main » qui nous sont faites. » Exemples : « Rendre son média scolaire hors de contrôle », « Détourner un atelier sur les théories du complot » ou encore « Aborder la laïcité sans servir les services de renseignement ».
Une diversité de pratiques… et de contraintes
Plus qu’une critique de l’éducation aux médias institutionnelle, ce manuel donne un aperçu de pratiques, d’expériences et de dynamiques très diverses à l’œuvre dans ce champ (et en marge des institutions) depuis de nombreuses années.
Au gré d’entretiens et de retours d’expérience, on découvre en effet des portraits de collectifs, d’associations d’éducation populaire, de tiers lieux ou de médias du tiers secteur, selon qu’ils se décrivent comme participatifs, citoyens, alternatifs, libres ou communautaires ((Au sujet de ces derniers, l’ouvrage rappelle la définition de l’Unesco : « Il s’agit de médias au service d’une comunauté et accessibles aux personnes qu’ils servent ».)). Parmi ceux-ci : l’association Carmen et sa « télé pirate, libre et collaborative, baptisée Canal Nord » à Amiens ; Cométik et sa plateforme web de diffusion de « films faits par et avec les citoyen.ne.s », Télé Mouche ((Membre de la Fédération nationale de l’audiovisuel participatif, dont notre regretté camarade Guy Pineau était l’un des promoteurs et artisans.)), au Pays d’Aubagne ; le Fablab de la Condition Publique à Roubaix ; le Labo 148, une agence de production audiovisuelle participative de la métropole lilloise ; le collectif audiovisuel marseillais Primitivi, qui propose « une contre-narration médiatique des quartiers populaires de Marseille » ((Un collectif dont le manuel rappelle les visées à la fois « contre hégémonique » et « expressiviste », deux dimensions qui caractérisent les « médiactivistes » tels que les définissent Dominique Cardon et Fabien Granjon dans leur ouvrage éponyme, publié aux Presses de Sciences-Po en 2010.)) ; ou encore les Offener Kanal en Allemagne, ces « chaînes publiques sans ligne éditoriale [qui] mettent chaque jour leurs équipes, locaux, savoir-faire et matériels au service d’une parole citoyenne sans entraves […] dont les antennes ont fleuri dans la plupart des länder au début des années 1980 ».
Des collectifs pour lesquels l’exercice de l’éducation aux médias n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Alors que l’EMI est « devenue un marché », on lit en effet entre les lignes les contraintes qui pèsent sur ces acteurs, mais aussi les risques et les injonctions contradictoires auxquels ils font face : forger l’esprit critique… mais ramener les jeunes vers les médias dominants ; sensibiliser à la liberté d’expression… mais ne pas dénigrer les politiques de la ville d’accueil, etc. Car bien qu’en marge des institutions, ces collectifs n’en restent pas moins dépendants de celles-ci, notamment lorsqu’ils perçoivent des subventions publiques. Subventions qui s’amenuisent – dans un contexte de diminution générale des dotations aux collectivités – et qui se trouvent fléchées sur des « appels à projet » en lien avec la « déradicalisation », dans lesquels sont donc censés s’inscrire les ateliers d’éducation aux médias, avec les problèmes politiques que ce genre de dispositif peut engendrer…
Cette situation de dépendance aux institutions n’est donc pas sans susciter des conflits, rapportés dans l’ouvrage à travers, par exemple, l’expérience du Labo 148 lillois :
Certaines difficultés ont été rencontrées avec les financeurs [généralement la puissance publique, ndlr] qui peuvent, par exemple, exprimer leur désir de mobiliser le média jeune pour la production de contenus destinés à leur communication. Les facilitateur·rice·s [animateurs d’ateliers, ndlr] doivent alors veiller à préserver l’autonomie éditoriale du projet et réfléchir à un consensus en autorisant la libre diffusion des contenus produits sur les différents sites des financeurs. L’intervention a pu être plus directe : un financeur a ainsi manifesté sa crainte d’être associé à un discours qui serait contraire à la ligne de son institution, en demandant le retrait de son logo sur un contenu jugé politiquement sensible. À nouveau ici, les facilitateur·rice·s, soutenus par la Condition Publique, ont dû rappeler les principes fondateurs du Labo 148 ((un laboratoire d’expérimentation à la lisière entre pratiques artistiques et journalistiques porté par la Condition Publique à Roubaix)). Au-delà de l’orientation éditoriale du média, il s’agit également de préserver la confiance des jeunes dans le collectif en maintenant un espace libre et non censuré.
La place des journalistes
L’ouvrage a aussi l’originalité de ne pas porter seulement le regard sur les publics de l’EMI, mais sur ses acteurs. Il questionne notamment la place des journalistes traditionnels dans les « résidences » (( Un dispositif mis en place par le ministère de la Culture par le biais des DRAC après l’attentat contre Charlie Hebdo, qui consiste à faire intervenir un journaliste, pendant une période plus ou moins longue, sur un territoire.)), et les représentations qu’ils peuvent se faire de leur public. On y retrouve des préjugés, imprégnés du sombre tableau que dressent parfois les commanditaires des jeunes élèves, de leur rapport aux médias, aux fake news et autres théories du complot : « On m’avait vendu l’enfer à Creil, des problématiques d’une grande ville de banlieue, mais encore plus enclavée. Du coup, je m’attendais à The Wire, des classes ingérables, des postures incompatibles… », confie Vincent Cocquaz de Libération ; « […] Je m’attendais à ce qu’ils essayent de me provoquer davantage et pas du tout. Ils ne sont pas anti-journalistes, ils ne connaissent pas tout ça, ça leur paraît très lointain. Je ne suis pas tombée sur un discours anti médias », souligne pour sa part la journaliste indépendante Clémence de Blasi.
La question des effets de ces dispositifs sur les pratiques des journalistes est aussi abordée :
Malheureusement, dans notre métier, on a de moins en moins le temps d’avoir un contact direct et de pouvoir discuter avec nos lecteurs, nos auditeurs. On rencontre des gens, des sources, on écrit notre article mais que se passe-t-il après ? On ne peut pas toujours assurer le service après-vente, mesurer l’impact d’un reportage.
Pour de jeunes journalistes, « indépendant·e·s, souvent précaires, qui pourront se permettre un discours de critique des médias plus facilement que des journalistes titulaires dans une rédaction » ou pour d’autres, cantonnés à des postes de « deskers » dans les médias mainstream, la résidence permet de renouer avec le terrain. Pour les médias dominants qui diligentent leur journaliste, elle permet de se familiariser avec les pratiques numériques et médiatiques d’un jeune public qu’ils souhaitent (re)conquérir :
Tout en restant critiques sur le fonctionnement et l’économie des réseaux sociaux, dont les médias sont de plus en plus dépendants, les résidences sont aussi l’occasion pour les journalistes de se rendre compte que si les jeunes s’informent sur ces applications, il est peut-être temps de les investir, comme le font déjà Le Monde ou Konbini sur Snapchat. Dans la rédaction où travaille Vincent Cocquaz, le journaliste a mis à profit ce temps passé au contact de la nouvelle génération : « À Libération, ça nous pousse à réfléchir à créer un Checknews jeune ».
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Cet ouvrage, qui mêle les travaux scientifiques et les témoignages de terrain, met sur la table les problèmes concrets qui se posent aux acteurs de l’éducation aux médias et propose des pistes de réflexion et des outils. Au fil des témoignages et des articles se dessine un cadre contraint par les financements, et un champ d’action publique fait de tensions, tiraillé entre des acteurs motivés par des intérêts contradictoires, voire conflictuels : des institutions voulant défendre les « valeurs de la République » ; des grands médias cherchant à reconquérir un public ; des journalistes – souvent précaires – essayant d’apporter des outils critiques. Mais l’ouvrage démontre également qu’il est possible de dépasser ces contraintes et de fabriquer des espaces de liberté où défendre une éducation critique aux médias. Afin, par là-même, de ne pas « réserver aux seuls professionnels de l’information le droit de produire nos représentations du monde » et de « susciter d’autres formes d’expression ou de récits du réel » ((Cardon Dominique & Granjon Fabien, op. cit., p. 7.))…