« Interclass’ » : une (ré)éducation aux médias signée France Inter

Publié sur Acrimed, avril 2021

En 2015, quelques mois après les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo, France Inter lance « InterClass’ », un programme d’« éducation aux médias et à la citoyenneté ». Le concept ? Pendant plusieurs mois, des journalistes volontaires de Radio France accompagnent des élèves de collèges et lycées situés en Réseaux d’éducation prioritaire (Rep) dans la fabrication de reportages. Dans son ouvrage InterClass’ – Éducation aux médias et à la citoyenneté, paru en 2020 aux éditions ESF, Emmanuelle Daviet, l’instigatrice du programme et aujourd’hui médiatrice des ondes de Radio France, livre un compte rendu de cette expérience. Mais de quelle « éducation aux médias » est-il question ?

En préambule de cet article, précisons qu’il ne s’agira pas de juger des effets du programme sur les élèves, pour la simple raison que nous ne pouvons guère les appréhender au-delà de ce qu’en décrit Emmanuelle Daviet elle-même. En revanche, il semble légitime de questionner – en guise de contribution critique – les principes et les pratiques qui fondent cette « éducation aux médias » façon France Inter. A fortiori s’agissant d’une mission de service public, accomplie en partenariat entre une radio publique et des enseignants de l’Éducation nationale. Disons-le d’emblée, car le constat ne paraîtra que peu surprenant : la critique des médias et des pratiques journalistiques, dont certains aspects occupent pourtant une place centrale dans le diagnostic réalisé avec les élèves, est plutôt vite balayée. Aux dépens d’une éducation aux visées critique et émancipatrice, et au profit d’une double « restauration » : celle d’une image « positive » des médias traditionnels et de la « confiance » à leur égard ; et celle d’une citoyenneté « respectueuse » des « valeurs de la République ».

Une formation d’« apprentis journalistes »


L’ouvrage d’Emmanuelle Daviet est divisé en cinq chapitres : « L’urgence d’une éducation aux médias » ; « La création d’InterClass’, une méthodologie rigoureuse » ; « Des apprentis journalistes » ; « InterClass’, responsabilisation et « faire ensemble » » ; « InterClass’, un dispositif partenarial ».

Au commencement du programme, il y eut une stupeur dans les rangs des journalistes. Le 8 janvier 2015, jour de la minute de silence en hommage aux victimes de Charlie Hebdo, « des cas de perturbations […] par des élèves sont signalés ». « Des enseignants en plein désarroi » se tournent alors vers des journalistes, dont ceux de la rédaction de France Inter, et « les sollicitent pour qu’ils viennent dans les établissements, afin de dialoguer avec les élèves et expliquer la notion de liberté d’expression ».

Dans ce contexte, la directrice de France Inter, Laurence Bloch, qui estime que « restaurer la confiance dans les médias est aujourd’hui une nécessité démocratique » ((Laurence Bloch, Dossier de presse « InterClass’ » Saison 1-2-3-4, France Inter, 2015, cité p. 32.)), investit la journaliste Emmanuelle Daviet d’une mission : concevoir un programme d’éducation aux médias afin de « rétablir la confiance entre la presse et les jeunes et de retisser du lien social ». Cette dernière se dit toute indiquée, « étant passée par tous les postes qu’un journaliste peut occuper au sein d’une rédaction, et ayant une très bonne connaissance de l’Éducation nationale. »

Également à l’origine de ce programme, une rencontre de la direction de France Inter avec le très médiatique professeur d’histoire-géographie Iannis Roder ((Également directeur de l’Observatoire de l’éducation à la Fondation Jean Jaurès, et membre du Conseil des Sages de la laïcité, si cher à Jean-Michel Blanquer.)), qui « dresse le constat amer d’élèves abreuvés d’informations par les réseaux sociaux, par Internet » et souffle l’idée d’une « Classe Média ». « InterClass’ » est né.

Dès lors, l’ambition d’InterClass’ est d’amener ces élèves à réaliser des reportages « d’une durée comprise entre 3 minutes 30 et 4 minutes 30, qui ser[ont] diffusé[s] dans la grille d’été de France Inter au cours d’une émission de 56 minutes. » Un dispositif dont France Inter fait la promotion, par exemple à travers ce clip de juillet 2017, filmé au cours d’une session… à l’École nationale de police de Sens. Ces dernières années, les élèves ont ainsi réalisé des reportages sur des thématiques comme « l’identité, le territoire, l’amour, la ruralité, la place de la femme dans la société » (première année), la devise républicaine (« Liberté, Egalité, Fraternité »), « Vivre en France en 2019 » (quatrième saison) ou encore des sujets liés à des lieux particuliers : « les îles du Frioul (Marseille), la villa Cavrois près de Roubaix, la ville du Havre, le Salon de l’agriculture, une prison, une laiterie de La Ferté-Gaucher, le bois de Vincennes, l’école de police de Sens, l’aéroport Charles-de-Gaulle, l’Élysée ».

Il s’agit donc d’une éducation au média par la pratique du média, soit ce que proposent également et de longue date d’autres structures, associatives ou d’éducation populaire, dans le domaine de l’éducation à l’information et/ou à l’image. Mais une des différences évidentes – et elle est de taille – est le caractère inédit des moyens importants alloués, quoique contraints dans un contexte de restrictions des budgets de l’audiovisuel public.

Les objectifs sont multiples : « Faire entendre la voix des jeunes des quartiers prioritaires trop peu présents dans l’espace médiatique, ce qu’ils dénoncent d’ailleurs régulièrement ». En effet. Mais aussi sensibiliser au fonctionnement de la radio, au travail journalistique et à son glossaire, puisque nous dit-on, les jeunes seraient « fortement exposés aux médias sans savoir les appréhender » ((« Nous leur apprenons à identifier une source, à vérifier une information, à distinguer le factuel de l’opinion, l’anecdotique de l’essentiel, à différencier un fait brut et une information, un son brut et un son monté. Nous leur enseignons la notion d’angle, la nécessité de faire des choix, d’où la possibilité de traiter un sujet différemment selon l’axe choisi. »)). Mais comme le note Sophie Eustache dans Le Monde diplomatique ((« Quand les médias rééduquent les lycéens », Le Monde diplomatique, février 2020.)), « l’enjeu dépasse largement l’apprentissage des trucs et astuces de l’information. Pour Emmanuelle Daviet, aujourd’hui médiatrice de Radio France, « InterClass’ est un acte politique, qui doit favoriser la compréhension des valeurs de la République ». » Une philosophie reprise dans son ouvrage, et dans laquelle elle revendique un « acte militant », visant une « éducation à la citoyenneté ».

« Déconstruire » des préjugés pour mieux en reproduire ?


À la lecture du livre d’Emmanuelle Daviet, on comprend que plusieurs « constats » ont prévalu à la création d’InterClass’ et à son implantation dans les quartiers populaires : les jeunes y seraient plus sensibles aux théories du complot et aux fake news, auraient des pratiques médiatiques jugées plus « dangereuses » ou, encore, auraient un problème avec la liberté d’expression.

Le matériau empirique restitué par Emmanuelle Daviet afin d’appuyer son propos est constitué de témoignages d’élèves, de professeurs et de journalistes. Puis, on trouve des annexes (« Questionnaire InterClass’ », « Paroles de professeur » ainsi qu’un courriel de l’un d’entre eux). Prétendant incarner « une résistance aux déterminismes, aux préjugés, à la stigmatisation, et à l’enfermement cognitif », dénonçant par là-même des « stéréotypes » chez les adolescents, le programme InterClass’, conçu par des « professionnels de l’information », semble également révéler les « préjugés » qui animent… ses concepteurs.

Un exemple : l’analyse que fait Emmanuelle Daviet des réponses à un questionnaire adressé aux élèves concernant leurs pratiques médiatiques et leur mode d’accès à l’information, questionnaire dont elle précise qu’il est « sans caractère ou finalité scientifique » : « Les collégiens et lycéens répondent invariablement : « En regardant la télé (BFM-TV), sur Internet et les réseaux sociaux, Instagram, Yahoo, Google Actualités. Je suis très actif sur les réseaux sociaux Instagram et Snapchat. » ». Un document « sans finalité scientifique », mais que Emmanuelle Daviet conclut par un constat sans appel pour « cette génération » :

Ces usages, la massification de l’information et la multiplicité des sources, amplifient la propagation des rumeurs, des théories du complot ou des propos conspirationnistes […]. Pour ces internautes, s’enfermer dans des communautés de pensées, c’est prendre un risque pour leur propre liberté. C’est aussi pour cette jeune génération, assez perméable aux théories conspirationnistes, s’enfermer dans un monde qui rassure, que l’on croit maîtriser.

Elle renvoie pour cela à un reportage de son cru sous-titré « Les ados à l’heure du complot »… Allant jusqu’à reprendre, comme beaucoup d’autres médias l’ont fait ((Télérama,Les Échos, Le Figaro, Stratégies avec AFP, le quotidien belge Le Soir, Radio Canada, Sciences et Avenir, etc.)), l’affirmation selon laquelle « sur Internet, une information erronée est quatre fois plus partagée qu’une information vérifiée ». Une conclusion qu’elle tire d’une étude du Massachusetts Intitute of Technology (MIT), largement nuancée par le sociologue Dominique Cardon, cité pourtant plus haut dans son ouvrage… Dans son entretien à La Revue des médias (INA) ((« Fake news : « On ne sait pas très bien comment mesurer leurs effets » », avril 2019.)), celui-ci déclarait en effet :

On a cette idée à cause d’une étude de Sciences, une très bonne étude de Sinan Aral qui a été faite à partir d’informations qui venaient de sites de fact checkers américains, PolitiFact et Snopes. Le « vrai », pour lui, est une information que des internautes avaient donnée au fact checker et que ce dernier a pu vérifier et valider, le restant constituant le « faux ». À partir de là, il apparaît évident que les nouvelles fausses ont une circulation plus forte que les vraies nouvelles, au sens des nouvelles données au fact checker. Et nous sommes typiquement dans notre débat actuel, c’est-à-dire que tout le monde a vu l’étude, personne n’a été lire le corpus. Les chercheurs ont bien précisé que l’espace de validité de l’argument était limité, mais tout le monde a interprété l’étude et tiré en conclusion que le faux circule plus vite que le vrai. Il arrive souvent aux chercheurs de voir leur étude leur échapper.

Il est sans doute encore plus regrettable que ce type de raccourcis soient le fait de journalistes, revendiquant éduquer collégiens et lycéens aux médias… Mais cela importe-t-il à Emmanuelle Daviet ? On craint que non. Comme l’écrivait Sophie Eustache dans Manière de voir, face aux « théories du complot », « la prolifération des fake news [serait] devenue le schème explicatif de tous les comportements jugés déviants ou immodérés » ((« « Désinfox », embarassant miroir », Manière de voir, n°172, août-septembre 2020.)). Et d’ajouter, en rapportant un échange avec Amandine Kervella, maîtresse de conférences et chercheuse à l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse : le postulat dominant est que « les classes populaires seraient plus sensibles aux effets des médias et auraient des pratiques médiatiques plus dangereuses. Pourtant, rien ne valide cette représentation. » ((« Quand les médias rééduquent les lycéens », Le Monde diplomatique, février 2020.))

Comprendre la « défiance », vraiment ?


Un autre constat porte sur la « défiance » des élèves à l’égard des grands médias. Emmanuelle Daviet en fait état à de multiples reprises, pointant une « franche hostilité à l’égard de la presse » et une « critique du traitement éditorial de leur quartier […] également cinglante ». Dans le troisième chapitre du livre, on peut lire quelques exemples de propos tenus par les élèves :

– « Quelle image les médias donnent-ils des jeunes ? »
« Ils nous prennent pour des racailles »
« Ils donnent une image mauvaise et grossière, ils se contentent de ce qu’ils voient, mais tous les jeunes ne sont pas comme ça » […]

– « Quelle image les médias donnent-ils de ton quartier, de ta ville ?
« Les médias donnent une très mauvaise image de mon quartier, comme quoi c’est dangereux et que c’est un quartier sensible, alors qu’on ne vit pas dans le danger. » […]

Ces réponses « terribles » selon E. Daviet, « il faut réellement les entendre ». Elle poursuit et insiste :

Elles imposent à tous les journalistes, qu’ils exercent en presse écrite, en télé ou en radio, de s’interroger. S’interroger sur ce qu’ils donnent à voir et entendre de cette jeune génération qui grandit en banlieue et qu’ils enferment dans des schémas journalistiques en reproduisant des représentations réductrices des habitants, contribuant ainsi à l’intériorisation de cette stigmatisation. Dans l’opinion publique, le mot « banlieue » est associé au ghetto, aux communautés, aux ségrégations, à la délinquance, la criminalité, la drogue, la prostitution, les armes à feu.

Une porte ouverte à la critique du journalisme ? Emmanuelle Daviet va jusqu’à pointer des « pratiques, hautement contestables, [qui] s’avèrent contre-productives, réductrices de sens et portent en germe la défiance légitime à l’égard du travail des journalistes […]. Il y a aussi un réel travail critique à entreprendre du côté des rédactions pour remettre en question des pratiques. » La journaliste rappelle également les travaux plus critiques du sociologue Jérôme Berthaut concernant le traitement médiatique des « banlieues », ainsi que ceux de l’éducateur Étienne Liebig ((La Banlieue du « 20 heures » – Ethnographie de la production d’un lieu commun journalistique, Agone, 2013 pour le premier ; pour le second, Les pauvres préfèrent la banlieue, Michalon, 2010.)).

Mais on déchante rapidement. D’abord, en la voyant attribuer ces (mauvaises) pratiques principalement… aux chaînes d’info. Certes en bonne place, ces dernières sont pourtant loin de pouvoir revendiquer l’exclusivité des « schémas journalistiques » contribuant à reproduire « des représentations réductrices [et stigmatisantes] des habitants » – rappelons d’ailleurs que le travail de Jérôme Berthaut, par exemple, porte sur l’équipe du 20h de France 2, soit la plus grosse fenêtre d’information générale de la chaîne de service public. Et surtout, on est en droit de se demander ce que devient, à l’antenne, une profession de foi affirmant (à juste titre) que la critique du journalisme « s’impose » aux professionnels. Car le moins qu’on puisse dire, c’est que ni la rédaction de France Inter, ni le médiateur de Radio France (soit Emmanuelle Daviet elle-même !) ne se montrent particulièrement disposés à « réellement entendre » les critiques, et encore moins à « entreprendre » un « réel travail » à leur propos. En lieu et place, on retrouve plutôt d’innombrables séquences d’autosatisfecit, prêchant le « Circulez, il n’y a rien à voir » : pour quelques cas récents, on pense notamment à l’épisode de la fausse attaque de la Pitié-Salpêtrière, au fiasco Dupont de Ligonnès, ou encore aux Gilets jaunes ((Pour d’autres exemples de mea culpa ratés et/ou impossibles, on peut se reporter à notre rubrique spécifiquement dédiée au(x) médiateur(s) médiatiques, mais également parcourir la rubrique « Bidonnages ».)).

En définitive, à l’instar d’une grande partie de ses confrères et consœurs, Emmanuelle Daviet se livre à une analyse plutôt rapide et réductrice de la « défiance » des élèves. Car « au-delà des considérations à l’égard des pratiques journalistiques », rapidement balayées, la journaliste tranche :

Nous sommes face à des élèves qui, selon ce que nous rapportent les enseignants, « ne comprennent pas tout simplement ce qui se dit dans les médias ». Ce constat, nous le dressons nous-mêmes, par la suite, lors des séances de travail. […] Conséquence : la pensée paranoïaque, simplificatrice et aisée à s’approprier s’avère ultra-séduisante […] et beaucoup d’élèves sont donc dans des schémas de pensée fondés sur la défiance.

Et dire que dix pages plus tôt, Emmanuelle Daviet pointait chez les élèves le « biais de confirmation d’hypothèse » et les « biais cognitifs » ((Dont l’auteure rappelle la définition donnée par Wikipédia, soit un biais « qui consiste à privilégier les informations confirmant ses idées préconçues ou ses hypothèses et/ou à accorder moins de poids aux hypothèses et informations jouant en défaveur de ses conceptions ». dont, elle comme d’autres, attribuent principalement la responsabilité… aux usages numériques et aux réseaux sociaux !

Une (ré)éducation aux médias « légitimes » ?


Pour sûr, les conditions de travail des journalistes et les conditions de fabrication de l’information ne peuvent qu’y gagner si elles font l’objet de connaissances aigües chez un large public. Pour sûr également, un travail d’éducation à l’évaluation des sources et à la vérification de l’information est nécessaire et souhaitable. Mais pour en faire quoi ? Dans sa « lettre de mission », la directrice de France Inter Laurence Bloch donne quelques pistes :

Pour restaurer le dialogue entre les médias traditionnels et la jeunesse, France Inter a choisi de s’engager sur le terrain de l’information avec des adolescents qui entretiennent à l’égard des médias de la méfiance, adhèrent facilement aux théories du complot et ignorent bien souvent ce qu’est une information et ce qu’est le métier de journaliste.

En conclusion de l’un des chapitres, on lit également cette citation d’élève : « Grâce à InterClass’, on sait reconnaître une source fiable : c’est une source de journal connu. » Éducation critique aux médias, ou réhabilitation de l’image des grands médias dits « légitimes » ? Emmanuelle Daviet prolonge l’idée :

Ce qui fait le succès d’InterClass’, c’est bien sûr aussi le regard positif que les élèves arrivent peu à peu à poser sur les journalistes et les médias. Ils apprennent progressivement, tout au long de l’année scolaire, à déconstruire l’image négative et stéréotypée qui était la leur en début d’année.

À voir la question de la « défiance » ainsi appréhendée – c’est-à-dire sur un terrain principalement « moral » – on est en droit de s’interroger sur les réelles finalités de cette « éducation aux médias ». Cette « éducation au média par le média », en l’occurrence ici France Inter, aurait-elle vocation à promouvoir cette antenne auprès d’adolescents dont Emmanuelle Daviet précise en début d’ouvrage qu’ils ignorent bien souvent son existence ? Cette « éducation aux médias » ne ressemble-t-elle pas davantage à un manifeste pro domo, chargé de réhabiliter les médias dominants, leur fonctionnement, les pratiques journalistiques qui y ont cours… et jusqu’aux normes dominantes « acceptables » pour « bien s’informer » ? Dans l’article du Monde diplomatique précédemment cité, la chercheuse Amandine Kervella partageait l’interrogation :

Il existe une norme implicite selon laquelle les bonnes pratiques consistent à lire des titres traditionnels comme Le Monde. Cette « bonne manière » de s’informer, qui est celle de la bourgeoisie, structure les représentations et n’est pas remise en question. Dès lors, on peut avoir l’impression que les journalistes cherchent à ramener les jeunes vers les médias dominants, avec tout ce que ça comporte de rééducation et de violence symbolique.

Amener les élèves vers les médias dominants, mais également, disions-nous, valider les pratiques dites « légitimes » qui y ont cours. C’est en tout cas ce que laissent supposer ces propos d’élève rapportés, dûment sélectionnés par Emmanuelle Daviet tant ils ont dû lui procurer la satisfaction du devoir accompli :

Ma vision des journalistes avant InterClass’ n’était pas forcément positive. J’avais l’impression qu’ils donnaient une image négative de nous, les jeunes de Saint-Denis. Mais InterClass’ nous a permis de montrer qui on était vraiment, que nous aussi on pouvait travailler et faire de belles choses. Ce qui m’a le plus marquée, c’est ma rencontre avec Bernard Cazeneuve à France Inter. Il nous a parlé. Je ne m’attendais pas à le voir, à ce qu’il s’assoie en face de nous et nous parle naturellement. Il nous a dit qu’il viendrait dans notre collège, et finalement c’est nous qui sommes allés au ministère de l’Intérieur. On a tous une manière de penser différente, et on doit tous pouvoir l’exprimer.

À la lecture de ce témoignage, on est curieux de savoir comment ont été approchées – de manière à « développer l’esprit critique » – la question des « angles légitimes » d’une part, et celle des sources institutionnelles d’autre part. Toutes deux donnant, chaque jour, une matière inépuisable à la critique des médias dominants ((Pour n’évoquer que le seul cas du « journalisme de préfecture, lire par exemple « Les sources de France Info : de la police à la préfecture en passant par le Parquet » ou « Médias et violences policières : aux sources du « journalisme de préfecture » ».))…


***


Il est superflu de le dire, mais c’est mieux en le disant : notre idée n’est pas de prôner une « éducation aux médias » qui véhiculerait, couteau entre les dents, une « image négative » des journalistes, une mise à mort sans appel des médias traditionnels ou un évitement systématique des « sources » dites « officielles ». Les grandes lignes d’une « éducation critique aux médias » auxquelles nous adhérons sont d’ailleurs consultables dans un « 4 pages » et dans le compte rendu de notre entretien avec la rapporteure de l’avis « L’éducation aux médias et à l’information au défi des mutations du monde des médias » (CESE). En revanche, l’éducation aux médias telle qu’exposée par Emmanuelle Daviet a de quoi (pour le moins) interroger. En particulier quant au développement de « l’esprit critique » que cette dernière prétend développer chez les élèves, lorsque préjugés et absence d’autocritique (un tant soit peu consistante) caractérisent le programme dont elle se fait la porte-parole.

Notamment, la compréhension réelle de la « défiance » à l’égard des médias dominants (recouvrant un ensemble de critiques dont Emmanuelle Daviet gagnerait sans doute à affiner le diagnostic) semble dans l’impasse. Quant aux critiques portant sur les pratiques journalistiques et sur la structuration du champ médiatique, elles semblent bien vite mises de côté dans le déploiement du programme « InterClass’ ». Si Emmanuelle Daviet a (tout de même) pris le soin d’intégrer la référence à quelques travaux scientifiques, la sociologie critique n’est pas perçue comme un tremplin pour mieux comprendre les différents « pouvoirs » qu’exercent les grands médias et, partant, les systèmes de domination qu’ils contribuent à reproduire. Et donc encore moins pensée comme un moyen de transformer les médias, pour une meilleure information. L’objectif reste d’abord et avant tout de « rétablir la confiance » avec les médias traditionnels, tels qu’ils (dys)fonctionnent.

On peut penser à la « résistance à l’objectivation » (Pierre Bourdieu) dont font preuve les journalistes vis-à-vis de leur propre pratique : le ver n’était-il donc pas déjà dans le fruit dès la conception même du programme ? Sans présager des effets sur les élèves, et sans dénigrer l’ensemble du travail, également fourni par les professeurs, il nous faut néanmoins observer et, le cas échéant, critiquer cette éducation aux médias institutionnalisée. En particulier lorsque le service public revendique un « acte politique », et se soucie d’agir sur le terrain politique et social (actuellement hautement miné) que sont… « les valeurs de la République ». Avec toujours un questionnement en arrière-plan : cette « éducation » cherche-t-elle à redoubler le rôle social assumé par les grands médias qui la portent, c’est-à-dire maintenir l’ordre ?