L’inquiétant panorama des médias au Brésil (1/3) : la mainmise oligarchique

Entretien réalisé avec Mélanie Toulhoat, pour Acrimed

La question des médias au Brésil est au carrefour de nombreux enjeux. Collusion avec les pouvoirs politique, économique, religieux, hyperconcentration, corruption… Dans un entretien en trois volets, Mélanie Toulhoat, chercheuse en histoire contemporaine, dresse un panorama particulièrement préoccupant du paysage médiatique brésilien ((Mélanie Toulhoat est auteure d’une thèse sur le rôle politique de l’humour graphique et des images satiriques dans la presse indépendante durant le régime militaire brésilien. Elle est docteure en histoire contemporaine de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 (IHEAL-CREDA) et de l’Université de São Paulo, post-doctorante du LabEx HASTEC de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) affectée à l’Institut des Mondes Africains pour 2020-2021 et vice-présidente de l’Association pour la Recherche sur le Brésil en Europe (ARBRE).)). Cette première partie revient sur la concentration du secteur médiatique brésilien et la faiblesse du secteur public.

Une étude menée en 2017 ((L’étude « Media Ownership Monitor » a été menée en 2017 par le réseau Intervozes (Collectif Brésil de communication sociale), soutenu par Reporters sans Frontières.)) faisait le constat d’un champ médiatique très fortement concentré au Brésil, à l’image de ce que Franck Gaudichaud décrivait pour le Chili. Dans un article sur le site de l’INA, vous rappeliez que « cinq groupes ou individus y possèdent plus de la moitié des 50 médias (TV, radio, presse écrite) » et que cette concentration s’est opérée durant la dictature militaire (1964-1985). À ce sujet, vous employez le terme de « coronélisme électronique ». Pourriez-vous nous en dire plus ?

Le « coronelismo eletrônico », ou « coronélisme électronique », est un concept inventé par des chercheurs en communication à la fin des années 1990 pour désigner le phénomène de possession et d’instrumentalisation, par les élites politiques et économiques locales, de moyens de communication comme les chaines de télévision ou les stations de radio, dans les états fédérés ou à l’échelle des pouvoirs municipaux.

L’article du journaliste Luiz Antonio Magalhães, paru en 2009 sur le site de l’Observatorio da Imprensa (observatoire de la presse brésilien) est vraiment très éclairant à ce sujet. Il évoque l’exemple de José Sarney, affilié au Parti du mouvement démocratique brésilien ((Le PMDB est un parti politique brésilien de centre-droit.)), ancien président du Brésil (1985-1990) puis président du Sénat fédéral (2009 – 2013)… et dont la famille possède tout un réseau de télécommunications dans l’État du Maranhão, mis à profit pour affaiblir ses rivaux au niveau politique.

Pour comprendre les mécanismes du coronelismo eletrônico, il est intéressant de revenir en arrière et à son étymologie. Le concept de coronelismo est issu du terme « coronel » (colonel en français). C’est une pratique vraiment ancrée dans le système politique, social, économique et culturel brésilien, caractéristique de la fin du XIXème siècle et des premières années de la Vieille République ((La República Velha (« vieille république » en portugais), également parfois appelée Première République, est le nom communément donné à la république des États-Unis du Brésil (en portugais República dos Estados Unidos do Brasil) durant la période allant de 1889 à 1930.)). Elle est liée à la participation croissante des grands propriétaires terriens dans la vie politique du pays : les membres de cette oligarchie agroexportatrice ont reçu des distinctions (d’où le terme de colonel) en échange de leur fidélité à l’Empire du Brésil puis à la République, et de leur contribution au maintien de l’ordre social.

À l’échelle locale, cela donnait une situation où des colonels avaient le contrôle des forces de police, s’en servaient pour assurer leurs intérêts privés et employaient la force pour influencer les élections dès les débuts de la Vieille République. Le coronelismo se base donc sur un système qui allie clientélisme, corruption et copinage, et qui a vraiment permis la conservation du pouvoir politique entre les mains des mêmes grandes familles, jusqu’à l’essor de nouvelles forces politiques, dans les années 1920- 1930.

Il est possible de voir dans les actuels empires médiatiques une sorte de métaphore de cette continuité du système impérial. Certains héritages du coronelisme sont encore largement enracinés dans la culture politique brésilienne, notamment dans ce rapport des dirigeants aux médias et aux secteurs économiques, et ils contribuent à la configuration d’un scénario de très grande concentration médiatique. Le groupe O Globo en est un exemple patent. Le plus gros groupe de médias brésilien (présent dans les domaines des télécommunications, de la télévision, de la presse écrite, de l’édition et du cinéma) a été fondé par Roberto Marinho qui a joué, dans la seconde moitié du vingtième siècle, un rôle de premier plan sur la scène politique brésilienne.

Le groupe O Globo ((« Le Groupe Globo constitue le principal groupe médiatique d’Amérique latine selon ses revenus » expliquent Martín Becerra et Guillermo Mastrini, dans « Concentration et convergence des médias en Amérique latine. »,Communiquer, 20 | 2017, mis en ligne le 30 septembre 2017)). Source : « Media Ownership Monitor », 2017.

Il existe cependant des législations interdisant, notamment aux candidats aux élections, d’être détenteurs de médias…

Il existe en effet des textes législatifs au Brésil qui ont pour objectif de contrer les effets pervers de la possession des moyens de communication par des personnalités politiques de premier plan. Le problème c’est que cette législation, et par voie de conséquence, la liberté de la presse et de la démocratie, sont systématiquement bafouées ; le gouvernement fédéral ne met pas en place de politique de contrôle pour faire appliquer la loi.

L’article 54 de la Constitution fédérale a ainsi pour objectif, entre autres, d’empêcher la possession par le personnel politique d’entreprises qui bénéficient de concession de services publics, ce qui comprend les chaines de radio et de télévision. En janvier 2019, 20 députés fédéraux, 6 sénateurs et un gouverneur d’État fédéré avaient encore pourtant leur nom associé à un moyen de communication, sans compter les très nombreux cas où c’est un membre de la famille proche qui y est associé ou qui tient les rênes d’un moyen de communication.

Le Parti Socialisme et Liberté (PSOL) et le collectif brésilien de communication sociale Intervozes (Intervoix) ont déposé une action en justice devant le Tribunal suprême fédéral en 2011, estimant que le coronelismo eletrônico était également contraire à bien d’autres articles de la Constitution concernant le droit à l’information, à la réalisation d’élections libres, au pluralisme politique, au droit à la citoyenneté, etc.

La constitution brésilienne indique également que le ministère des Communications est la seule entité capable, par exemple, par le biais d’appels d’offres et de marchés publics, de concéder à des entreprises privées la possession et l’utilisation des stations de radio ou des chaines de télévision. Ces entreprises privées devraient en retour supposément s’engager à respecter des chartes garantissant la pluralité et la diversité, notamment et par exemple, en termes de représentation des minorités, mais ne respectent que trop rarement ces engagements.

En outre, la loi 4117 qui institue en août 1962, le Code brésilien des télécommunications interdit théoriquement la revente à d’autres entreprises privées d’une concession de service public de radio ou de télévision, puisque cela devrait faire l’objet d’un nouvel appel d’offres. Or, la sous-concession, soit la revente d’une partie de la programmation, qui est également une pratique illégale, est pourtant extrêmement répandue au Brésil.

Le collectif Intervozes, qui essaie de rendre effectif le droit à la communication publique au Brésil, estimait ainsi en 2014 pour les chaines de télévision, que la Band revendait 19% de sa programmation, la Record, 21%, la Rede TV, 50%, etc ((À propos de Record, lire « Ainsi soit la deuxième télévision brésilienne » dans le Monde diplomatique de septembre 2020.)). Ces espaces sont revendus à des entreprises privées ou, en majorité, à des églises, ce qui pose réellement un problème en termes de démocratie et d’accès à l’information. Cette loi 4117 de 1962 prévoit enfin l’interdiction de l’utilisation des stations de radio à des fins de propagande politique, une interdiction bafouée à l’échelle locale par la pratique du coronelismo. Il existe ainsi de nombreuses pratiques qui sont complètement contraires à la législation.


Dans un secteur médiatique dominé de manière oligarchique par quelques familles, quelle place reste-t-il au secteur public ? A-t-il la possibilité de mener une vraie mission de service public ? N’existe-t-il pas un danger de voir ces médias publics, notamment au niveau local et régional, captés au profit d’intérêts politiques particuliers ?


La question du maintien d’un système public de médias au Brésil est selon moi fondamentale, encore plus dans le contexte actuel. Le président Jair Bolsonaro a en effet manifesté, dans un décret publié le 20 mai dernier, son intention de privatiser l’Entreprise Brésilienne de Communication (Empresa Brasil de Comunicação – EBC), comprenant deux chaines de télévision, deux agences de communication et huit stations de radio. Le décret prévoyait d’intégrer l’EBC aux programmes de « partenariat d’investissement », ce qui revient en fait à un programme de privatisation. Dès le début de l’année 2019, Bolsonaro avait fait part de son souhait d’en finir avec l’EBC, dont certains fonctionnaires dénoncent des formes de censure depuis l’arrivée au pouvoir de Michel Temer en 2016 ((Michel Temer a assuré la fonction de président de la République par intérim dans le cadre de la procédure de destitution de Dilma Roussef de 2016 à 2018.)), et plus encore depuis l’élection de Bolsonaro.

En réaction à cette tentative de privatisation (contraire à la Constitution qui prévoit et garantit la coexistence de secteurs médiatiques public et privé, administrés au niveau des États fédérés) on a vu se renforcer un front en défense de l’EBC, réunissant des organisations de la société civile et des syndicats de l’entreprise. Dans son récent manifeste publié sur les réseaux sociaux, ce front rappelle que « la communication publique fait partie de l’histoire de la culture brésilienne conduite par les différents partis, si différents soient-ils ». En effet, la mise à l’agenda de la question de la communication et des médias publics n’est pas uniquement liée au gouvernement du Parti des Travailleurs (PT), loin de là. Contrairement à ce que prétend l’actuel président, qui n’y voit que l’héritage du PT – qu’il n’a de cesse de critiquer et dénoncer.

Ce front de défense, constitué récemment, s’élève aussi contre de nombreuses fausses nouvelles qui ont été diffusées pour jeter le discrédit sur l’EBC, et sur tout le système médiatique public en général. Il s’insurge contre les arguments employés pour justifier la privatisation, comme l’instrumentalisation par le gouvernement d’un prétendu déficit, alors qu’il s’agit d’une institution publique censée être financée par des fonds publics et n’ayant donc pas l’objectif de rentabilité d’une entreprise privée. Dans ce contexte, parler de déficit prend beaucoup moins de sens.

S’agissant des financements, il existe une « Contribution pour le développement de la radiodiffusion publique », instaurée par une loi d’avril 2008… mais qui a été en fait bloquée un an plus tard, en avril 2009 par une action en justice menée par les entreprises de téléphonie qui devaient elles-mêmes payer cette contribution. Or, cette contribution permettrait largement de financer le système public et l’EBC.

La privatisation de cette dernière signifierait probablement la fin des programmes éducatifs qui en font encore la spécificité. Le Code Brésilien des télécommunications impose aux médias des missions de service public : un seuil de 5% de programmes qui doivent être consacrés à l‘information, et cinq heures par semaine consacrées à des programmes éducatifs et pédagogiques, qui valorisent la diversité et la pluralité. Mais dans la pratique, les chaines et stations privées ne respectent pas du tout ces normes de contenus. La privatisation de l’EBC, seul média à respecter ces obligations, signifierait donc la fin ou presque des contenus pédagogiques à la télévision brésilienne.

Il est assez évident que l’affaiblissement, voire la complète disparition d’un véritable service public médiatique au Brésil, pluriel et transparent dans sa gestion, représente un vrai danger pour la démocratie. Et menace l’existence d’un discours pluriel et la valorisation médiatique de contre-discours, ou encore l’élaboration d’un vrai questionnement et d’une réflexion sur le rôle des médias en politique et dans la vie publique brésilienne. Ceci facilite évidemment, en retour, l’ascension des discours autoritaires en compliquant le plein exercice d’un vrai droit à l’information.


Propos recueillis par Nils Solari


Post-scriptum : Les deux prochains volets de cet entretien reviendront sur les ingérences médiatiques dans les luttes politiques et la question des fausses nouvelles, ainsi que les tentatives de réforme et les résistances et médias alternatifs.