La Marea: un journal coopératif et indépendant entièrement dirigé par des femmes

Fondé dans le sillage des mouvements sociaux qui ont émergé en Espagne, La Marea, revue et site d’information indépendants et tournés vers l’investigation, cultive son indépendance économique et éditoriale grâce à sa forme coopérative. Elle associe journalistes, personnels administratifs et lecteurs dans un projet d’information alternatif. Avec un certain succès, puisque le journal franchit sa quatrième année, et marque le paysage médiatique espagnol de ses nombreuses singularités. Basta ! est parti à la rencontre de l’un de ces journaux qui feront l’information de demain.

« On a sorti un supplément sur Podemos. Deux personnes nous ont appelés pour se désabonner, pour des raisons diamétralement opposées : l’une pro et l’autre anti-Podemos. C’est devenu une blague : encore un dossier qui va ne plaire à personne ! C’est notre ligne éditoriale en somme ». La petite salle de rédaction du journal La Marea, située rue Carretas, n’est qu’à quelques pas de la Puerta del Sol, la célèbre place de Madrid qui a été au cœur du mouvement des Indignés espagnols. La revue tire son nom (« la marée », en français) de la référence aux mouvements sociaux apparus dans la foulée de cette mobilisation. Elle inscrit son action dans une série de principes éditoriaux : liberté, égalité, laïcité, culture libre, économie juste, souveraineté des peuples, ou encore respect de l’environnement.

« Du journalisme pour personnes indépendantes » clame le slogan adossé au site internet. Une orientation que l’on retrouve dans le choix thématique des dossiers qui sont au cœur de la publication, tels que l’évasion fiscale, les lobbys financiers, les traités de libre échange, le machisme, ou la « force des coopératives ».

La liberté, ces journalistes la doivent à leur manière de travailler. « C’est lié à cette forme entrepreneuriale, la coopérative, qui porte la revue et conditionne ses contenus. Nous travaillons dans un esprit de coopération, notamment au moment de prendre des décisions, et la rédaction fonctionne sans aucune pression, avec une recherche de consensus sur la manière de traiter les sujets ». Pourtant, avant de promouvoir ce « journalisme coopératif », Magda Bandera, la directrice de La Marea, et ses collègues, ont dû livrer une sacrée bataille.

A l’origine, le naufrage du Público

La Marea prend sa source dans le naufrage du quotidien progressiste Público, fondé en septembre 2007 par le groupe catalan Mediapro. Ce quotidien « de gauche, populaire, démocratique et radical mais respectueux » selon son fondateur, emploie alors 150 journalistes. Entre fin 2011 et début 2012, la direction annonce successivement deux plans de licenciement économique et l’ouverture d’une procédure de conciliation. En février 2012, la version imprimée cesse de paraître, et 85% du personnel est licencié.

Un groupe d’anciens journalistes imagine alors un projet de reprise du titre et publie deux « numéros zéro ». Mais leur initiative est écartée par le tribunal de commerce qui lui préfère l’offre d’une société immobilière, Display Connectors, dont les actionnaires sont pour partie les mêmes que ceux de MediaPubli, la filiale de Mediapro éditrice de Público. Une pirouette légale qui suscite l’indignation des anciens salariés – dont certains avec des arriérés de salaires – et contre laquelle les recours déposés sont rejetés par la justice.

Le choix du modèle coopératif

Cette affaire va pourtant donner lieu à une multitude d’initiatives. Des journalistes issus des services du quotidien disparu créent tour à tour des sites d’information généraliste comme El diario.es et Infolibre – qui est aujourd’hui un partenaire deMediapart – ou plus spécialisée, tel que Materia dans le domaine de l’actualité scientifique, ou Libero, centré sur le football. Mais avec Alternativas económicas, pendant espagnol de la revue française Alternatives économiquesLa Marea est le seul projet éditorial né de cette tragédie à être constitué sous la forme d’une coopérative ((SanchoPanza.net l’avait également été avant de passer en association au printemps 2015.)).

« C’est un collectif de lecteurs de Barcelone qui nous a suggéré de créer une coopérative », raconte Thilo Schäfer, responsable des questions économiques et internationales à La Marea« Ensuite l’inspiration est venue du Tageszeitung », ce quotidien allemand qui a résisté à la crise en devenant une coopérative. « Ils m’ont reçu et nous ont donné des conseils », poursuit-il en désignant, dans un numéro pilote, son article « Le journal des 11 800 propriétaires », où il salue l’expérience du grand frère allemand (lire notre reportage sur Die Tageszeitung]).

Plus de 100 coopérateurs, salariés ou lecteurs

Il faudra près d’un an pour que la coopérative ne lance officiellement sa parution, le 21 décembre 2012, sous le nom de La Marea. Nombre de débats et d’assemblées ont été nécessaires pour rédiger des statuts et réunir un capital suffisant. « Il y avait des décisions que nous souhaitions réserver à la seule rédaction, afin que les associés ne puissent intervenir directement sur les contenus », commente Toni Martinez, journaliste en charge des questions sociales. « Ce pays n’est pas préparé pour le coopérativisme, d’autant que nous étions le premier media porté par une structure avec deux types de sociétaires ».

À l’origine, la coopérative MasPúblico, fondée en juillet 2012, comprend 64 associés dont 6 salariés et 58 usagers. Ils sont aujourd’hui plus d’une centaine, chacun apportant un minimum de 3 000 euros de capital pour les travailleurs et de 500 euros pour les lecteurs, dont le paiement peut être échelonné sur douze mois. Afin d’attirer de nouveaux sociétaires, la coopérative a imaginé la figure de l’associé collectif « qui n’a pas d’existence légale et n’apparaît pas dans les statuts mais qui permet à plusieurs personnes de se réunir pour faire un apport au capital. Le représentant élu par ce groupe siège alors comme associé », précise Laura Tejado Montero, gérante et présidente de la coopérative.

100% des postes de direction tenus par des femmes

La revue compte aujourd’hui plus de 3 300 souscripteurs – dont 75 % à la version papier et 25 % à l’édition numérique – et tire à près de 15 000 exemplaires, pour un prix unitaire passé de 3,50 à 4,50 euros ((Chiffres : avril 2016)). 13 000 personnes sont par ailleurs abonnées à la newsletter gratuite, qui propose chaque semaine une sélection d’articles parus sur le site internet.

Si La Marea est une rareté dans le paysage médiatique espagnol, c’est aussi parce que 100% des postes à responsabilité – présidence et vice-présidence de la coopérative, gestion et direction de la rédaction – sont occupés par des femmes. Ce « matriarcat » qu’évoque Toni Martinez avec un brin d’ironie, se traduit par une attention particulière à la perspective de genre dans le traitement et la rédaction des sujets. À ce titre, La Marea a reçu en novembre 2015 le Prix Violette pour l’engagement social, décerné par les jeunesses socialistes d’Espagne.

Cours de journalisme et investigation économique

Pour asseoir son indépendance éditoriale, la revue s’est dotée d’un code éthique vis-à-vis des annonceurs, lui empêchant d’accepter des publicités en contradiction avec ses principes éditoriaux, comme celles provenant d’entreprises d’armement ou de banques pratiquant des expulsions de logement. Une décision qui peut être contraignante financièrement. « Cela nous limite dans la capacité à croître », concède Toni Martinez, pour qui le chemin semble encore long avant d’asseoir définitivement le modèle économique du journal : « Si nous avions autant de souscripteurs que d’abonnés sur Twitter [130 000, ndlr], nous serions un média incroyable ! ».

La Marea propose aujourd’hui des cours de journalisme, et a lancé en début d’année un appel au financement communautaire pour une campagne d’investigation intitulée #YoIBEXtigo (jeu de mot avec « yo investigo » : « j’enquête »). Avec près de 3 400 donateurs, la revue se fixe pour objectif de publier un rapport complet sur chaque entreprise de l’IBEX35 – l’équivalent espagnol du CAC40 – et de passer au crible les pratiques salariales et paritaires, les politiques de lobbying et les conflits d’intérêts. Un livre retraçant les liens de ces entreprises avec le pouvoir franquiste est également en préparation.

Nils Solari