« L’éducation aux médias et à l’information », un objet à inventer

Le 16 septembre, Acrimed était invitée devant la section de l’Éducation, de la culture et de la communication du Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui prépare un avis intitulé « L’éducation aux médias et à l’information au défi des mutations du monde des médias ». Voici en substance la teneur de notre propos lors de l’entretien avec la rapporteure Marie-Pierre Gariel.

1. Une préoccupation institutionnelle récente


Rappelons tout d’abord que, si l’enseignement agricole l’avait intégré assez tôt par le biais de l’éducation socioculturelle ou de modules pluridisciplinaires, la question de l’Éducation aux médias et à l’Information (EMI) mentionnée comme telle ne surgit au sein de l’Éducation Nationale que dans la réforme du collège de 2015-2016 ((L’EMI avait été inscrite au Code de l’Education en juillet 2013)). Auparavant, dans les années 1970 et 1980, les CDI (Centres de Documentation et d’Information) et les professeurs documentalistes associés se voient confiés des missions en rapport avec les « apprentissages info-documentaires ».

Le CLEMI est pour sa part créé en 1982 sous le nom de Centre de liaison pour les moyens d’information, avant de devenir en 2007, le Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’information. Pour autant, en lycée, l’EMI n’est pas à proprement parler inscrite au sein des programmes, ou alors très à la marge, dans le cadre du Parcours citoyen, ou lorsqu’elle est envisagée au sein de l’Enseignement moral et civique (EMC).

En somme, dans ce type d’établissement, la charge de faire appréhender aux élèves les enjeux et les techniques de l’information repose principalement sur les professeurs documentalistes, ou sur la bonne volonté d’autres enseignants, qui tentent, compte tenu des diverses contraintes qui leur sont imposées, de monter des projets transdisciplinaires faisant appel à l’EMI.

La nécessité de l’introduction de l’EMI au sein du parcours éducatif au-delà de ce que proposait déjà l’Éducation Nationale ((Comme, par exemple, la Semaine de la presse à l’école au mois de mars de chaque année.)) ou plutôt le renouveau des questions qui lui sont associées, se manifeste dans le contexte des attentats contre la rédaction de Charlie hebdo, puis est alimentée par différentes initiatives et déclarations politiques ((Voir à ce sujet l’annonce du Lancement de la plateforme mediaeducation.fr, 9 mars 2016, sur le site des Assises du Journalisme ou encore L’appel pour la création d’une Agence nationale de l’éducation à l’information.)). C’est ainsi qu’émerge un vaste ensemble de questions recouvrant les nouveaux modes de communication, les nouveaux modes de production, de diffusion et de consommation de l’information :


– La (relative) démocratisation de l’accès aux supports numériques (smartphones, tablettes, etc.) : le développement de ces technologies constitue un véritable bouleversement du rapport à l’information, comme l’a mentionné Dominique Cardon lors de son audition par le CESE : « Une des choses qui est propre au numérique, c’est que c’est un média que l’on reçoit, et c’est un média que l’on fabrique ». Un des effets de ce bouleversement réside notamment dans le fait que les usagers peuvent désormais intervenir directement, sur un registre contre hégémonique et/ou expressiviste ((« Une critique « contre hégémoniste » […] dénonce les effets de la monopolisation de la production de l’information par des conglomérats économico-politiques de plus en plus concentrés, et s’attache à mettre en lumière la fonction propagandiste des médias et appelle à la création d’un contre-pouvoir critique. » et « Une orientation « expressiviste » […] dénonce quant à elle la réduction de la couverture des événements par les médias centraux aux seules activités des acteurs dominants. Elle revendique alors un élargissement des droits d’expression des personnes en proposant des dispositifs de prise de parole ouverts qui doivent leur permettre de s’affranchir des contraintes imposées par les formats médiatiques professionnels ». Cf. Cardon Dominique & Granjon Fabien, Médiactivistes, Paris, Presses de Science-Po, 2010, page 11.)), ce qui participe – en théorie du moins, à ouvrir la voie vers un plein exercice du droit à l’information (droit d’être informé et d’informer ((Voir Henri Maler, Droit à l’information et droit d’informer, Acrimed, 18 Janvier 2005.)) ).

Dans le même temps, l’évolution du web vers davantage d’accessibilité et d’interactivité pour l’utilisateur ayant ouvert la voie au développement exponentiel des médias (wiki, blogs…) et réseaux sociaux numériques, rend d’autant plus inéluctable la question d’une « éducation » à ces supports. Ne serait-ce que dans le rapport de l’individu à l’engagement de sa responsabilité, ou sa conscience des effets du « partage » de contenus (personnels, professionnels…) sur ces réseaux ((Voir à ce sujet l’exemple de Marc L***, publié dans la revue Le Tigre, numéro 28 (nov.-déc. 2008).)).


– La mise à l’agenda médiatique de la question des « fake news » (infox) et de la manipulation de données. Si la question des « fausses informations ((Au sens d’« Information mensongère délivrée dans le but de manipuler ou tromper un auditoire », selon Wikipedia.)) » n’est pas nouvelle, elle a pris un sens nouveau avec le développement d’Internet et de la « viralité » des réseaux sociaux en ligne, devenant même une préoccupation des pouvoirs publics lorsqu’elles se déploient en contexte électoral (référendum sur le « Brexit », élections de Trump, Bolsonaro, etc.). Il en va de même lorsqu’il s’agit de questionner la place prépondérante des GAFAM dans notre accès à l’information ((Voir à ce sujet nos articles ici et .)) et la gestion de nos données personnelles (par exemple, dans le scandale Cambridge Analytica). Dans un tel contexte, la sensibilisation à l’identification des sources, à leur croisement ou à l’usage du recoupage de l’information, ainsi qu’un travail visant à informer de notre consentement relatif à dévoiler des données nous concernant directement (et des risques qui y sont associés…), sont des objectifs prioritaires.


– Une défiance croissante envers les médias et les « élites » médiatiques. En atteste la 32ème édition du « Baromètre de la confiance envers les médias » qui, en 2018 et en plein mouvement des gilets jaunes, enregistrait sans surprise une nouvelle et forte dégradation, pour atteindre des niveaux historiquement bas…

Si la conjonction de ces phénomènes est probablement plus favorable à l’investissement de problématiques liées aux médias et à l’information, ce dont Acrimed ne peut que se réjouir, le risque est grand de voir éludées l’observation et l’analyse critiques de la réalité médiatique qui suppose d’interroger des problèmes bien plus profonds et structurels que les seules « rumeurs », « fake news » et autre éventuel engouement pour les thèses complotistes ou conspirationnistes ((Voir à ce sujet notre dossier.)).

Ainsi, bien avant même que n’émerge la catégorie de « fausses informations » et qu’elle s’inscrive comme un sujet politique et médiatique, Acrimed s’est employé à dénoncer le fléau de la « mal-information » telle que véhiculée par les médias « traditionnels », sous tendue par d’autres phénomènes liés à la structuration de l’ordre médiatique existant : « sa concentration, sa financiarisation, la marchandisation de l’information et de la culture, l’anémie du pluralisme et du débat politique, l’emprise des sondages (et des instituts qui en font commerce), les connivences, les complaisances, l’implication des entreprises médiatiques dans la contre-révolution néolibérale… ».

2. Quelle EMI ?


Si le travail de critique des médias tel que le pratique Acrimed participe évidemment d’une éducation aux médias, notre démarche militante et politique de transformation du champ médiatique diffère et excède ce que l’on entend communément par l’EMI lorsqu’elle est destinée à être dispensée dans un cadre scolaire ou du moins institutionnel.

La posture critique défendue par Acrimed, radicale, intransigeante et indépendante, nourrie des acquis de la littérature en sciences sociales (économie et sociologie des médias) ainsi que des savoirs militants, syndicaux et politiques, des professionnels des médias, est un prérequis de notre activité d’observation et informe constamment nos initiatives. Une telle posture n’a évidemment pas vocation à structurer une EMI destinée à être principalement déployée par l’Éducation nationale, laquelle devra essentiellement sensibiliser aux outils et techniques d’accès à l’information – l’éveil d’un regard critique ne pouvant advenir que sur cette base, dans un second temps.


– Critique de l’EMI dans sa version institutionnelle : c’est-à-dire telle que prescrite au sein de l’Éducation Nationale et du CLEMI, car elle y est envisagée dans sa seule visée descriptive et trop peu critique, comme nous l’évoquions dans notre « 4 pages » : « […] l’éducation aux médias version CLEMI affiche des priorités moins ambitieuses qu’annoncées dans les programmes. Celle-ci se cantonne très majoritairement à une description de la fabrique de l’information et à un travail de production par les jeunes ».

Ainsi et pour rappel, la problématique de la structuration économique et financière du champ médiatique, et ses conséquences directes sur le travail des journalistes ne sont que trop peu évoquées, pour ne pas dire pas du tout. Pour notre part, nous affirmions déjà : « À l’encontre des interprétations de type « manipulation » pour expliquer un problème dans l’information, on peut travailler avec les élèves, suivant leur âge, sur le modèle économique de la presse et les conditions pratiques de production de l’information : le problème de la concentration, l’urgence, la concision imposées, la précarité, la tyrannie de l’audimat… ». En somme, pour que d’autres médias soient possibles, une autre éducation aux médias est nécessaire !


– EMI pour qui ? 
Si nous sommes tous, peu ou prou, des usagers des médias, les usages réels sont parfois contraints ((Au vu du maintien de zones grise ou blanche, sur le plan de la couverture des territoires et au regard de l’accès aux Technologies de l’Information et de la Communication (Internet et téléphonie mobile). Voir à ce sujet : Gérard Aschieri et Agnès Popelin, Réseaux sociaux numériques : comment renforcer l’engagement citoyen ? (Avis du CESE), janvier 2017 ; et en particulier « Faire de l’accès à Internet un droit effectif pour Tou.te.s » (chapitre 2), pp. 14-16.)), il sont aussi largement diversifiés ((Voir à ce sujet l’Enquête sur les pratiques culturelles des français, réalisée par le ministère de la Culture.)). Dès lors, une éducation critique aux médias impose d’envisager la transmission et le partage de toute une série de compétences ((Par exemple, en matière de recherche et de vérification de l’information, d’identification et de croisement des sources, etc.)), s’appuyant sur la prise en compte des différences sociales liées à leur accès, fonction elle-même de la diversité des publics concernés, afin de s’adresser à l’ensemble des catégories sociales, en imaginant des outils spécifiques adaptés. Or, ceci ne peut se faire qu’en partant des pratiques et des représentations de chacun(s), dans la mesure où leur objectivation et leur prise en considération peut être source d’une meilleure appropriation des savoirs critiques évoqués en retour.


– Vous avez dit « Éducation » aux médias ? 
L’appellation d’ « éducation » aux médias et à l’information est elle-même problématique. Elle suppose qu’une communauté de sachants, disposant de compétences nécessaires à l’appréhension du monde médiatique, délivre, de manière verticale, un savoir auprès d’esprits peu éclairés en la matière… Pourtant, comme nous l’évoquions précédemment, il s’agit-là d’un phénomène qui touche, peu ou prou (presque) tout le monde, même avec des usages différenciés. Ainsi, plutôt qu’une éducation aux médias, nous nous inscrivons davantage en faveur d’une réflexion et d’une action collective qui puissent inclure et questionner les pratiques de chacun. La figure de l’intelligence collective nous semble ici plus pertinente à développer, plutôt que d’entrevoir les apprentissages info-documentaires passant exclusivement par une communauté d’experts ou d’initiés, qui, à l’heure actuelle, ne peuvent couvrir l’ensemble du spectre des pratiques médiatiques et/ou en rapport avec les médias.


– Quels contenus ? Une éducation au numérique au sens large pourrait renvoyer à l’appréhension de l’ « illectronisme » ((Au sens de « la difficulté, voire l’incapacité, que rencontre une personne à utiliser les appareils numériques et les outils informatiques en raison d’un manque ou d’une absence totale de connaissances à propos de leur fonctionnement », comme le précise Wikipedia.)), avec toutes les difficultés que cet illectronisme induit dans un monde toujours plus connecté ((Voir à ce sujet l’article de Julien Brygo, « Peut-on encore vivre sans Internet ? » sur le site du Monde Diplomatique.)), voire à des aspects liés à la parentalité, dans la relation aux écrans notamment ((En témoigne, par exemple, la manière dont la Caisse d’Allocations Familiales (CAF) s’est saisie de ce sujet, à la demande des familles, à travers le programme « La famille tout écran ».)). S’il s’agit-là d’aspects qu’il convient de ne pas négliger, ils se situent en revanche au-delà du périmètre d’action qu’Acrimed s’est fixé.

Dès lors, tirées de l’expérience acquise au cours des différentes actions de formation entreprises par Acrimed (en interne comme à l’extérieur, en milieu scolaire, socioculturel ou syndical), ainsi que des remontées d’acteurs associatifs et/ou d’éducation populaire qui, de près ou de loin, se revendiquent de l’EMI sur le terrain, voici quelques éléments de réflexion pour développer une politique d’éducation critique aux médias et à l’information tout au long de la vie. En effet, si « la question de la production et de la diffusion de l’information est trop importante pour être laissée aux seules mains des journalistes » ou des prétendus « spécialistes » de l’information, s’il en va d’une question de pluralisme et de la manière dont elle contribue à façonner le débat démocratique, on ne peut évidemment que souhaiter que l’ensemble des citoyens se saisisse, à tout âge de la vie, de la question de l’EMI et de la critique de la production de l’information.

Outre la critique en acte que nous menons, il est souhaitable que se développe une découverte pratique des médias et de la production de l’information : ateliers d’écriture, rédaction d’articles, réalisation de reportages sonores ou audiovisuels, formation aux techniques de prise de son ou d’images ainsi qu’au montage, etc. Sensibiliser les jeunes et les moins jeunes aux outils et techniques de production de l’information, en les invitant notamment à déterminer leurs sujets et leurs angles de traitement, permet ainsi de les confronter directement à l’un des mythes fondateurs de la profession journalistique : « l’objectivité » du traitement médiatique.

Mais c’est aussi leur faire appréhender concrètement les contraintes (techniques, économiques, financières et pourquoi pas sociales…) de la production d’information. Dès lors, ils sont plus à même de déconstruire l’unité apparente du métier, et de s’ouvrir à la diversité des situations qu’il recouvre (au regard de la fonction exercée, du statut, du type de contrat, etc. ((Voir à ce sujet : Denis Ruellan, Le journalisme ou le professionnalisme du flou, Presses Universitaires de Grenoble, 2007, 232 p.)) ). En résumé, il semble primordial de concevoir et créer des séances pédagogiques, tenant compte des disparités d’accès aux médias et à l’information, en s’appuyant sur les pratiques et les représentations de chacun afin de garantir, au-delà d’une appropriation des savoirs, une véritable participation active, donc en actes, au plein exercice du droit à l’information, lui même condition d’une véritable participation au débat démocratique.


– Quid du modèle économique ? À tous les niveaux, l’EMI se heurte à la raréfaction des financements publics malgré la volonté affichée depuis au moins quatre ans… Le CLEMI souffre d’un sous financement chronique dénoncé par son ancienne directrice, Divina Frau Meigs qui claquera la porte en novembre 2015, un an après sa nomination, « pour ne pas cautionner la dilution du Clemi dans Canopée ((« Placé sous tutelle du ministère de l’Éducation nationale, le Réseau Canopée édite des ressources pédagogiques transmédias (imprimé, web, mobile, TV), répondant aux besoins de la communauté éducative. Acteur majeur de la refondation de l’école, il conjugue innovation et pédagogie pour faire entrer l’école dans l’ère du numérique. », tel qu’il est présenté sur son site.))… et pour alerter sur la souffrance de l’équipe ((Comme elle l’écrivait sur Twitter le 10 novembre 2015. Voir à ce sujet les articles parus dans L’Humanité ou sur le site du Café pédagogique.)). Au niveau local, des acteurs issus du monde associatif et de l’éducation populaire sont, de la même façon, entravés par la raréfaction des subventions publiques qui ne permet ni aux établissements scolaires, ni aux organismes socioculturels de rémunérer des prestations d’intervenants spécialisés en EMI. Partant de ce constat, un vrai modèle économique est à imaginer afin qu’il puisse intégrer une grande variété d’acteurs de l’EMI et leur garantir une certaine stabilité financière dans leur activité. En bref, tout reste à faire !


En guise de conclusion, il est à souligner que l’éducation aux médias et à l’information doit être considérée comme une problématique traversant l’ensemble de la société, alors même que l’action publique semble avoir tendance à l’envisager prioritairement en direction des classes populaires ou des habitants des quartiers dits « prioritaires » ((Si l’on observe par exemple la structure des budgets locaux alloués à ces actions dans les « territoires »…)). Pourtant, si une préoccupation grandissante se fait jour autour de l’EMI, et notamment quant aux fausses informations, force est de constater que, des hautes sphères de l’État à « la fine fleur du journalisme » ((Voir à ce sujet, le récent exemple du naufrage médiatique autour de l’affaire Dupont de Ligonnès, ou celui plus ancien et tout aussi emblématique de la fausse agression du RER D.)), nul n’est exempt de ces travers. Aussi, puisqu’il résume bien ces enjeux et nous encourage à poursuivre notre travail critique, nous laisserons le soin à Dominique Cardon de conclure :

Pour ne pas faire simplement de l’éducation aux médias auprès des publics dits fragiles, jeunes, etc. Une sorte d’éducation collective aux médias, passe aussi par l’invention de médias numériques, qui soient attentifs à la mise en visibilité ou à la distance critique qu’on doit avoir à l’égard des médias. Il y a beaucoup de sites web qui font ça. Arrêt sur Images l’avait fait pour la télévision dans les années 80-90, donc je pense que l’on a aussi besoin d’inventer des médias qui font la critique des médias numériques et qui permettent d’être des outils d’éducation à cette nouveauté qu’est le numérique aujourd’hui ((Nous soulignons, Audition au CESE, Op. cit.)).


Nils Solari